À Cannes, on honore des gens, beaucoup de gens, qu'on adore, qu'on admire, on distribue des prix, des palmes d'or, des palmes d'honneur. La routine, en somme. Et puis parfois, comme une sortie de route, on déroge à des règles. Cette 77e édition n'est pas une exception, et c'est ainsi qu'à l'annonce des festivités, il fût révélé que pour la première fois dans l'histoire de Cannes, on allait récompenser non une personne, mais un studio, en l'occurrence le studio Ghibli. Ce choix ne jure pourtant pas avec les traditions : la filmographie de Ghibli (et leurs productions extra cinématographiques comme le musée et le parc, largement citées également pour cette récompense) dispose de la cohérence interne qu'ont les œuvres des grands auteurs : Takahata et les Miyazaki, avec leurs équipes, ont tracé un sillon cohérent, esthétique et thématique dans le cinéma mondial, et ce prix rappelle d'ailleurs la dimension absolument et essentiellement collective du cinéma.
Alors en milieu de festival, pile à la moitié de la compétition, le Grand Théâtre Lumière a accueilli Goro Miyazaki et les équipes de Ghibli pour récompenser un travail resté longtemps loin du festival de Cannes. On a d'ailleurs senti, dans les réactions du public, que ce prix était largement attendu et l'attache au studio immense : d'abord pendant le film récapitulatif d'une filmographie large, sur près de 40 ans d'existence, puis pendant la projection de quatre courts métrages jamais sortis du Japon auparavant et exclusifs au musée du studio. La traduction en direct parfois balbutiante par Didier Allouch, qui retransmettait en français un anglais traduit du japonais a contribué à la sensation familiale émanant de la cérémonie : nous avons tous un rapport intime aux films du studio, qui ramène tant dans leurs thématiques que dans notre accès à eux à l'enfance, en portant une maturité et une poésie que la production américaine dont nous avons été abreuvés n'a pas toujours pour elle.
À ce titre, la citation de Paul Valéry, placée en exergue et remaniée en conclusion de Le vent se lève, d'Hayao Miyazaki, choisie par Juan Antonio Bayona, membre du jury long-métrages et remettant du prix synthétise bien une filmographie pourtant très conséquente : "Le vent se lève, il faut tenter de vivre", une phrase qui dit la simplicité et le regard vers l'avenir que portent les films Ghibli. De même, la vidéo de remerciements où étaient présents les absents de Cannes, était traversée de ce même geste poétique, ici sur un ton ironique, avec un Hayao Miyazaki gentiment moqueur à l'égard du festival.
De façon générale, toute la cérémonie portait cette simplicité, comme au moment du discours de Goro Miyazaki, toujours très humble et sans doute angoissé par le devoir implicite de transmission et de continuation du patrimoine de son père, citant d'ailleurs la plus belle scène du Garçon et le héron, où le vieux créateur du monde propose sa succession à Mahito, protagoniste du film, qui la refuse pour rentrer chez lui.
Les quatre courts présentés étaient du Ghibli pur jus, porteurs d'un humour mordant mais poétique, notamment les deux derniers, La princesse œuf et Mr. pâte, et Boro la chenille, ce dernier particulièrement drôle par sa bande son intégralement vocale. De façon générale, les quatre films témoignaient de la capacité admirable de Ghibli à faire personnage de toute chose en un laps de temps minuscule, à décrire à partir de rien un certain merveilleux du quotidien, jamais trop démonstratif et toujours au bon endroit.
Et cette capacité s'est retranscrite à la perfection dans une cérémonie aux airs de bouffée d'air frais dans un festival qui va souvent vite, trop vite, et nous épuise. Parce qu'honorer des gens, c'est assez facile. Le faire sans être trop industriel ou industrieux, c'est une autre paire de manches, et les équipes du festival, en particulier Thierry Frémaux et Didier Allouch, ont une fois de plus fait preuve d'une capacité d'accueil et d'une précision assez remarquables, pour une tâche essentielle dans un festival, et a fortiori celui de Cannes : prendre le temps de regarder vers le passé pour éclairer des films du contemporain qui, parfois, défilent un peu trop rapidement pour qu'on ait le temps de bien les regarder pour ce qu'ils sont. Mais le temps, justement, fera son affaire, ceux qui doivent rester resteront, et leurs créateurs seront sans doute à leur tour honorés par Cannes. En attendant, rien de plus à faire que de revoir la très, très belle filmographie d'un studio ayant tout de même aligné une petite palanquée de chefs d'oeuvre.
Cyriaque Onfray
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