Quelques heures avant la cérémonie d’ouverture, les paillettes, les discours et le brouhaha médiatique, se jouait dans la salle Debussy du Palais des Festivals de la ville de Cannes la véritable ouverture du festival de Cannes, première séance ouverte à tous les festivaliers, qui à l’échelle de la cinéphilie constituait peut-être un évènement plus important encore que la projection du nouveau film de Quentin Dupieux. En effet, la première séance de Cannes cette année était l’avant-première mondiale d’un film pourtant vieux de presque un siècle, que l’on avait presque jamais connu que mutilé, amputé, dégradé. C’est l’aboutissement de presque vingt années de travail, un budget faramineux pour une restauration de ce type, ou en l’occurrence, comme le disait Costa-Gavras en exergue de la projection, une reconstruction, par morceaux de pellicule glanés partout où c’était possible, que l’on a pu voir ici, ou plus exactement dont on a pu voir la première moitié, déjà un morceau de taille (3h40 au garrot).
Alors forcément, quand se projettent enfin les premières images du Napoléon d’Abel Gance, c’est d’abord une grande émotion qui prime : outre leur caractère inédit, elles délivrent pendant ces presque quatre heures une audace formelle délirante, se jouant de tout ce que le cinéma offre, et de gros plans en gros plans, on assiste à une explosion de style perpétuelle qui ne s’arrête jamais véritablement, avec bon nombre de morceaux de bravoure. On retiendra notamment une scène de Marseillaise déchaînée, où la bande-son vient prêter voix forte à un Rouget de Lisle pourtant désespérément muet, une séquence de tempête où le frêle esquif de Napoléon devient la France toute entière, l’Assemblée Nationale étant alors filmée comme un bateau au cœur d’un ouragan, et enfin le gigantesque climax de cette projection, le siège de Toulon, scène de bataille dantesque nappée d’un rouge écarlate, où Gance déploie une audace de montage et de cadrage rarissimes. Ces trois séquences ne sont que des exemples d’une folie permanente, dont on a pas vu toute l’étendue, et à laquelle il manque notamment l’idée la plus folle du film, qui conclura la deuxième partie, à savoir la séquence de vingt minutes en triple écran, avec un procédé unique dans l’histoire du cinéma, inventé pour le film et resté lettre morte. On conclura cette longue session d’éloges en évoquant les multiples idées de montage que sont les surimpressions, les split screen mêlant jusqu’à neuf tableaux en un, les séquences d’épilepsie avec douze cuts seconde, ou encore le jeu sur les cartons embrassant la mise en scène, toujours intégrés au flux de la narration et jamais gratuits. Ajouté à cela le sens du cadre impeccable et inventif, et l’on obtient ce qui constitue encore aujourd’hui une forme extraordinaire, richissime, peut-être même trop.
Parce que s’il est indéniable que le film comme pur objet de cinéma est largement inattaquable sur sa forme, son fond, lui, pose problème et fait émerger presque autant de contradictions internes que Gance n’avait d’idées visuelles. Et d’idées visuelles, Gance n’en manquait pas… La contradiction principale du film, celle qui l’englobe, c’est le contraste saisissant entre une forme richissime, révolutionnaire même, et un fond largement réactionnaire, qui fleure bon le discours républicain passé à la moulinette d’un bonapartisme à la naïveté confondante, un discours politique qui tente vainement de se cacher derrière une poésie lyrico-épique et des témoignages historiques laudateurs sur Napoléon Bonaparte. Ce dernier constitue ainsi dans le film un non-personnage, tantôt pacifiste et humaniste devant les horreurs et les massacres de la grande Terreur du « trio divin » Marat, Danton, Robespierre (on souligne d’ailleurs la classe totale de ce dernier, qui a ici des airs de chef mafieux avec ses lunettes noires), tantôt impitoyable en chef de guerre sans pitié avec l’ennemi lors de la séquence toulonnaise. Bonaparte est génial, Bonaparte a toujours été génial, et c’est même son essence : du premier photogramme jusqu’au dernier, il n’aura jamais failli, devenant presque un genre de héros grec, témiognant d’une fascination franchement gênante à son égard, qui frise avec le révisionnisme historique. Alors on sait qu’historique, le film n’est pas censé l’être, mais la mention (hist.) sur au moins une bonne moitié des cartons indique une volonté contraire, contradictoire, comme son discours, qui salue d’un même geste les révolutionnaires de 89 avec « Mort aux tirans » (sic) tatoué sur le torse et la volonté autocratique du jeune Corse. Le film affirme ainsi que le destin est avec lui dans son prologue où Bonaparte, enfant, est déjà chef de guerre au cours d’une mémorable bataille de boules de neige, déjà accompagné d’un aigle impérial franchement pas très républicain, puis, quelques heures plus tard que Napoléon doit combattre le destin pour s’accomplir au cours de la séquence de tempête.
Ajouté à cela les clins d’œil appuyés à de futurs personnages de la légende napoléonienne, comme des maréchaux d’Empire, ou encore celui, assez hilarant, à l’amiral Nelson qui apparaît quelques secondes sous les traits d’un quelconque troufion d’un bateau anglais, et l’on voit une fascination presque enfantine pour la figure impériale, aimant d’un même geste l’ordre et la démocratie, l’autoritarisme et la liberté, dans un jeu de contradiction certes agaçant, mais qui devient presque attachant lorsqu’on découvre le film sorti de son époque de production. Et si le fond n’est vraiment pas mémorable, la forme, elle, constitue une implacable leçon de cinéma, tout à fait moderne, et assez souvent radicale. En un sens, le projet de restauration et le projet initial du film portaient tous deux une charge fantasmatique énorme. Le fantasme impérial de Gance ne me touche pas, voire ne me plaît pas, mais le fantasme de cinéma auquel il a donné lieu est magnifique, et d’une certaine manière, inévitable. La magnifique reconstruction et le brushing improbable d’Albert Dieudonné achèvent de faire pencher la balance du côté du cinéma, que les amateurs de l’Empire soient contentés.
Cyriaque Onfray
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