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Manthan, ou la possibilité d'une autre Histoire.

Dernière mise à jour : 20 mai


Manthan, Shyam Benegal, 1976



C’est juché au sommet du palais, dans le vieux grenier du temple du cinéma que trône la discrète mais précieuse salle Buñuel. Surplombant l’effervescence du tapis, c’est ici que sont diffusées certaines des anciennes reliques du cinéma. Des œuvres sur lesquelles le temps a fait ses effets, où la fragilité de leur matérialité a joué et leur a difficilement fait franchir l’étape du patrimoine. Délaissés, oubliés, perdus, ces films ont la chance d’avoir une seconde vie, un second souffle, ils sont les heureux élus car le cinéphile-croyant l’a décidé. Ces revenants ont par ailleurs la lourde responsabilité de représenter ce qu'était le monde et le cinéma en son temps, de transmettre cette mémoire aux nouvelles générations et même si elle est parcellaire et fragile, elle est primordiale.


Cette année, un des heureux élus est Manthan, un film indien réalisé par Shyam Benegal en 1976, il y a presque 50 ans. Cette œuvre est d’autant plus intéressant puisqu’il a toujours été méconnu en occident alors que l’Inde le considère comme un chef-d’œuvre de leur cinéma. Peut-être que cette nouvelle vie du film pourra encore plus briser les frontières qui subsistent toujours et beaucoup trop au cinéma. Nous montrer que le cinéma indien est beaucoup plus riche qu'il en a l'air. (Pour que cette prophétie se réalise il nous faudrait d’ailleurs un distributeur en France, on compte sur vous)


Trèves de paroles évangéliques et parlons du film. Pour cela il nous faut d’abord faire une escale pour aborder sa production. Peut-être le premier crowdfunding de l’histoire du cinéma, le film a été financé en intégralité par une coopérative laitière, à hauteur de deux roupies par fermier. Fait rare dans une industrie beaucoup trop soumise aux lois du marché, où beaucoup de réalités sont oubliées. Le marché est au final celui qui crée la représentation du monde. Si vous n’avez pas les moyens de raconter votre histoire, elle sera oubliée. La force du nombre de ces fermiers a créé une faille, elle a mis en porte-à-faux les certitudes d'un système trop sûr de lui. Le film, évidemment porte leur histoire et leurs revendications, documente le monde rural, les méthodes de travail des fermiers ainsi que les tensions avec le système de castes. Ceci dit, nous ne pouvons pas résumer le film à cela. Manthan est avant tout un magnifique objet de cinéma. Un film surprenant qui ose, qui  nous interroge, qui remet en question nos croyances et nos préjugés. 


Manthan c’est d’abord la vie d’un village, d’une communauté dont les seuls liens avec le monde extérieur est une station de train. Le film commence ici, nous y entrons en même temps que le Docteur Rao lorsqu’il descend en gare. Ce début nous le dit : nous découvrirons ce monde à travers son regard. Bel homme, intelligent, empathique, Il est notre point d’accroche, le pilier sur lequel notre identification va. Dès lors un embarras se crée. Nous serait-il impossible d’entrer dans un récit, de découvrir des personnages avec des vies diamétralement différentes sans toujours avoir un référent social (il vient de la ville) sur lequel nous accrocher ?


Le film nous apparaît dès lors comme un récit beaucoup trop vu. Celui du sauveur venu d’un autre monde et qui viendrait sauver une population dominée. Une position paternaliste auprès d’un peuple incapable de se sauver tout seul. La promesse d’un autre récit s'est-elle effondrée ? Non évidemment ici le film va se servir de cette problématique pour la déconstruire. C’est ici la grande force du film. Celle de ne cesser de basculer, de tout inverser. Le docteur Rao d’abord montré comme l’homme fort capable de toutes les prouesses, de convaincre les habitants à ses idées, finit par nous lasser. Son impassibilité, sa trop grande neutralité lorsqu’il s’agit de juger ce qu’il voit, nous font comprendre qu’il n’a plus d’importance dans le récit, que l’histoire que nous suivons n’est plus la sienne. Dès lors, les autres personnages qui nous apparaissent hostiles et antipathiques au début se révèlent comme les véritables protagonistes qui mèneront ce récit à son terme. Nos préjugés, le film les a renversés.


D’ailleurs une des forces insoupçonnées du film est la représentation du désir tout en sensualité et en ambiguïté.  Pauvreté des contacts charnels dû à des mœurs rigides, alors tout passera par les regards. Les champs contre champs viennent là intensifier ces sentiments, nous enlever le superflu et garder l'essentiel : deux âmes liées par l'outil le plus rudimentaire du cinéma. C’est là l’intelligence d’une mise en scène discrète qui laisse les rapports de pouvoir frontaliser l'espace. Ce n’est pas à Benegal de leur donner plus de place mais aux personnages eux-mêmes de la gagner. Ils s’imposent dans le cadre lorsqu’ils font entendre leur voix, quand ils dépassent l’espace qu'on leur avait assigné.


Ce film c'est une vision, celle d’un autre monde possible, à portée de main, de voix. C’est une ode au vivre ensemble qui cherche à créer une harmonisation des rapports humains. Il nous apprend comment partager le même cadre sans qu'il y en ait qui prenne plus de place. Manthan nous montre la voix et évite même les travers paternalisant dans lesquels sont tombées trop d'œuvres avant et après lui. L’Inde peut être fière. Elle est et était une terre fertile de cinéma.


Théo Dixmerias


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