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Du Slapstick Jazz au Shanghai Blues



Tisser des liens dans le tumulte de la guerre est une chose, les conserver en est une autre. Shanghai Blues ne s'étend pas sur les affrontements, qui relèvent presque d'un autre registre que le reste du film, beaucoup plus dramatiques, sérieux, offrant un incipit romancé à outrance avec le rouge volontairement exagéré d'un ciel à la fois couleur sang et amour ; mais, au contraire, place son intrigue dans la période qui suit la guerre, dans le chaos et l'instabilité d'un monde qui hésite à se définir, entre aube et crépuscule, en éternel mouvement.

Et quel meilleur procédé pour faire le portrait dynamique d'un temps sans repères que l'humour ? A travers son usage plus ou moins intelligent de la comédie, le film permet de transmettre une atmosphère sociale unique, et de capter par son intrigue à double-sens la vérité d'une seconde de l'Histoire où tout s'écrase et se construit en même temps. Cette instabilité dont on nous amène à rire, c'est le Slapstick qui la traduit pour la comédie. Ce type d'humour physique infligeant des coups factices à ses personnages dans des situations improbables et relevant d'ingéniosité théâtrale est ce qui, ici, constitue le noyau du moyen de communication des mœurs et affects en vérité affligeants jusqu'à un public qui se croit, d'abord, diverti. Mais cet humour ne sert pas l'oubli de la situation miséreuse des personnages, au contraire, il la met en évidence. Chaque objet du décor, matériel (robinets hors service) ou animal (rats), ne fait qu'appuyer la pauvreté des personnages tout en servant, au premier plan, le ressort comique. Et, en même temps, il en va de même avec leur misère émotionnelle. Cette dualité opposant souffrances et facéties existe alors comme une véritable mise en abîme de la psychologie des personnages, s'adonnant à une forme artificielle de légèreté et de jeunesse, avant que le poids et l'âge de leurs sentiments ne reviennent peser sur leurs aspirations, transformant leur ragtime humoristique en un profond et las blues.

Ainsi, dans ce film on ne peut plus rythmé, infatigable, se dresse lentement la tragédie. Celle, beaucoup plus légitime que le rire, d'un amour attendu depuis dix ans, jusqu'alors écrit par la stupidité de la situation et de ses personnages, se réveille trop tard, après le tumulte, et offre une séquence finale pleine de regrets, de beauté et de sagesse qui donne alors raison au titre. Ce long morceau composé par Do-ré-mi pendant le film, et que l'on entend à la radio, s'étend sur trois mouvements, dont deux nostalgiques et doux-amers entourant la vitesse de celui au centre. La rencontre sous le pont, au romantisme magnifiquement exagéré, et la fin tout en justesse, avec une inversion des rôles et une croissance psychologique des personnages, englobent la comédie qui prend tout l'espace entre les deux, et justifient qu'elle n'est là que par outil de communication d'une époque. La nouvelle maturité des personnages au terme du film, accompagnée de nostalgie et de lassitude mais également d'aspirations nouvelles et stables, les fait passer d'une forme d'adolescence scénaristique à l'âge adulte, mais c'est aussi, et surtout, l'adolescence d'une ville, et d'un pays, qui était ici présentée. La perte, l'absurdité, le rire, l'aveuglement au sortir de la guerre, étaient autant les caractéristiques de Shanghai que celles d'Escabeau, Shu-Shu et Do-ré-mi, trio impersonnel et, par essence, universel. La ville est à l'honneur, par les plans en pousse-pousse dans les ruelles éparses, les établissements et les foules, mais également parce qu'on ne voit rien de l'extérieur ; la gare est le seul point de communication avec le reste du monde, et la caméra ne s'aventurera pas plus loin que le bout du quai, avant de revenir. De cette manière, le récit prend la forme d'un conte, d'une fable en un lieu bien précis, et, ajouté à l'aspect musical - qui était d'ailleurs célébré à travers cette restauration mettant à l'honneur le compositeur - , le film devient une véritable symphonie urbaine. Même si l'humour est parfois répétitif, il est de manière générale assez intelligent et ingénieux : la rencontre des deux femmes sur un quiproquo empathique pensant chacune que l'autre est suicidaire est hilarant, surtout lorsque celle dans le besoin se retrouve à sermonner celle qui l'aide de ne plus faire de tentatives ! Les expressions faciales d'Escabeau sont dignes de Charlie Chaplin, et la beauté du personnage de Shu-Shu, intelligente mais pas snobe, généreuse mais esseulée, nostalgique mais souriante et forte, permet de ne pas tomber dans la simple stupidité (dont on rigole énormément) des deux autres protagonistes au milieu de l'œuvre. Et quand le rire s'éteint et que la radio joue le titre, c'est finalement par l'évolution du personnage candide d'Escabeau, qui reste, que se clôt le film, transposant leur infatigable Slapstick jazz en merveilleux Shanghai Blues.




Alexandre Nizri-Bidon.

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